Le théâtre de l’absurde
Héritiers des dadaïstes, de Kafka et des surréalistes, les dramaturges du théâtre de l’absurde sont avant tout des poètes qui ont permis à l’Art dramatique de se libérer des carcans de la tradition. Ils ont par là redynamiser le rapport du théâtre à la société qui l’entoure, et transformer notre propre représentation du monde.
C’est devant un courant littéraire et théâtral nouveau que l’écrivain et critique Martin Esslin employa le premier une expression aujourd’hui parfaitement intégré à l’Histoire moderne de l’art dramatique. Parler de Théâtre de l’absurde, c’est avant tout se référer à toute une série d’auteurs dramaturges qui ont joué durant les années cinquante en Europe et en France avec les concepts traditionnels du théâtre.
L’expression désigne essentiellement les travaux d’Eugène Ionesco (La cantatrice chauve 1951, Rhinocéros) et ceux de Beckett. Lorsqu’en 1952 paraît le texte d’En attendant Godot, et plus encore lorsque la pièce est montée pour la première fois l’année suivante, le genre trouve une consécration en même temps que son premier élan sur les planches. Godot, personnage absent par excellence fait l’objet d’une attente vaine et construit l’image quasi métaphysique de l’absurdité des existences, aussi vaines peut être que l’est cette attente. L’idée du théâtre absurde passe par là : se jouer des conventions certes, avec un goût prononcé pour le tragicomique des situations choisies, mais se jouer surtout par ce biais de contournement des normes, du sens habituellement mis derrière les choses de la vie. Au travers de situations déstructurées, où l’existence est souvent déraisonnée et l’humanité toujours en déchéance, le théâtre absurde ouvre une brèche dans nos représentations routinières du monde et de la vie ; il nous fait adopter un regard oblique sur le sens que nous, public de théâtre mais aussi citoyens responsables, acteurs principaux de nos existences, donnons aux choses. Le genre achève ce but au travers de situations absurdes certes, mais aussi grâce à travail du texte
Eugène Ionesco adopte un style tout à fait particulier dans ce courant. Roumain habitant Paris et connaissant l’anglais, le poète attache un sens primordial au langage ; pour lui « changer le langage, c’est transformer la vision, la conception du monde ». Et il appliquera cet adage au travers de ses pièces multiples, en détruisant les phrases, en hachant menu leur sens, dans une visée tragicomique étourdissante. On notera par exemple les non sens glorieux de la cantatrice chauve, comme « On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre ». Mais Ionesco, à la différence de Beckett ne vise pas un sens nouveau, du moins pas dans ses premières œuvres ; il déconstruit le langage, les situations, les personnages, pour laisser au spectateur le soin, à la sortie de la salle, de reconstruire un sens comme il le souhaite. Et là est la liberté emblématique du genre de l’absurde en art dramatique, libérer le spectateur et le théâtre lui même du sens cantonné par les conventions langagières et didascaliennes.
En détournant aussi les situations les plus traditionnelles pour les dépouiller de leur sens, Ionesco a également refait une peau neuve au genre de la tragédie. Parce que l’absurde tue le sens, il tue aussi le langage, et la communication entre les personnages s’évanouit. Tout comme chez Beckett, mais aussi chez Genet et même Harold Pinter plus tard, les mots deviennent outils vains, tout plus des choses ludiques avec lesquelles on peut jouer sans fin. Mais sans communication entre eux, les hommes des pièces d’Ionesco et de Beckett se retrouvent au cœur d’une machinerie implacablement mortifère qui les isolent et met à jour la vacuité de leur humanité. Ainsi le genre de l’absurde n’est pas un genre comique, contrairement à la première impression qu’il donne, mais bien un genre Tragicomique, voire tout bonnement tragique. Car comme le dit très bien Eugène Ionesco, l’absurde montre « l’homme comme perdu dans le monde, toutes ses actions devenant insensées, absurdes, inutiles ».