Licence « poéticosociologique », la pièce de Keene à la Colline !
La pièce de La Colline est absolument fabuleuse, n’ayons pas peur des mots. Le texte de Daniel Keene a tout du génie.
C’est d’une plume tout à fait magistrale que l’australien nous brosse une tragédie dans un mouchoir de poche, le drame vertigineux de la vacuité d’une existence lorsqu’elle perd son nœud de sens. Au travers d’une histoire trop petite pour l’homme qui la vit, l’enjeu de la mémoire de ce tailleur de pierre licencié, désœuvré, jamais caricatural, aux yeux éperdus, c’est vers les profondeurs vertigineuses d’une fable sociale et métaphysique que nous entraine Keene.
Le poète, puisqu’il mérite bien ce nom, est un adepte des quatuors ; sur scène, une famille qui tente de ne pas sombrer à la suite du père, et un complice témoin étranger suffisamment lointain pour ne pas être à même de saisir la tragédie qui se déroule sous ses yeux. « Mais tu deviens fou… » Oui, le tailleur de pierres dont les mains désœuvrées tremblent de ne plus rien saisir est atteint de folie ; il s’accroche à un passé sans espoir de lendemain, il est submergé malgré lui par le vide d’une existence qui n’a plus de but, qui n’a plus ni sens ni reconnaissance sociale, les deux allant de pair.
Ce texte stupéfiant est accompagné, pris en charge par une mise en scène qui pour une fois, aurait enchanté Jean Vilar qui humblement s’efface devant le dramaturge : Jeanneteau et Soma ont su échapper aux écueils égotiques trop souvent rencontrés au théâtre, pour laisser prendre tout son essor au texte. La mise en scène qu’ils signent à deux enrobe le texte de silences et donne à voir le meilleur des comédiens : personnages sensibles et tout petits, hors de l’espace et du temps, métaphores chacun à leur manière de la tragédie moderne. Et cette scénographie est un poème ; une partie de la pièce se déroule derrière un voile qui coupe la scène en deux ; au premier plan le visible, ce qui s’exprime dans les regards, les couleurs, les lieux de la vie sociale, la cuisine et le bar, l’ancienne carrière au deux sens du terme. Derrière le rideau, l’inconscient, l’intime, la chambre et le caché, l’église aussi, là où se devine le geste et le mot, d’où se dessinent les ombres chinoises à demi dissimulées, découpées sur la blancheur nacrée de jeux de lumières admirables (chapeau à la Régie d’ailleurs). Lorsque l’homme passe de l’un à l’autre, il passe d’un monde à l’autre, et chaque fois ouvrant un peu plus la porte, son visage exprime une surprise plus grande.
Le visage de Carlo Brandt a trouvé là une seconde peau, les yeux, le geste, le verbe, tout lui appartient ; il incarne son rôle à la perfection.
Et puis, il y a la famille, le trio figé dans le temps de trois comédiens exceptionnels, dont une perle, la jeune adolescente fille de tailleur de pierres au chômage est magistralement interprétée par Camille Pélicier-Brouet, jeune comédienne doté d’un talent époustouflant. Un jeu tout en nuances, tout en sous-texte, sensible et pointu, qui donne envie de suivre plus avant les aventures de ce jeune talent.
Avec Ciseaux Papier Cailloux, Daniel Keene nous a offert sous couvert de licence dramatique un décryptage littéraire bourré de talent de ce que peut être la tragédie d’une mort sociale. Un propos sociologique à la force de frappe remarquable, servie cette fois par une mise en scène exceptionnelle, à ne rater sous aucun prétexte.
Ciseaux Papier Cailloux, de Daniel Keene, mise en scène Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, avec Carlo Brandt, Marie Paul Laval, Camille Pélicier-Brouet.